Dans sa Philosophie de la Nouvelle Musique de 1949, le philosophe allemand Theodor W. Adorno emploie le terme de matériau, compris comme “de l’esprit sédimenté”, pour désigner la matérialité sonore que forge la composition musicale. La notion de “sédiment” doit être comprise sous le prisme du matérialisme historique, c’est-à-dire, le sédiment équivaudrait aux processus historiques qui traversent le matériau – en d’autres mots, pour Adorno en tout cas, l’histoire de la musique écrite. Une définition semblable plus récente que l’on peut retenir est celle proposée par David Lapoujade dans Les existences moindres (2017), selon laquelle le matériau serait une “matière qui devient esprit.” Il s’agit dans tous les cas d’introduire, volontairement, une vision matérialiste dans un art naturellement fuyant et insaisissable. La catégorie du matériau permet donc de mieux saisir ce qu’il y a dans le fait musical d’historique – plutôt que de “naturel” – et en même temps, d’appréhender ce qui se manifeste en lui, et à partir de lui, de sensible. De ce point de vue, l’esprit, communément compris comme la jonction de l’intellect avec l’âme, devient également corps, voire, corps essentiellement. De cette région du sensible, alors, le matériau en tant que corps se prolonge au domaine de la sensation; vers la logique de la sensation dont parle Deleuze par rapport à la peinture de Francis Bacon. Car la composition musicale, et plus généralement, la composition esthétique, est un travail de la sensation, comme le diront Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie? de 1991. La sensation se dévoile alors comme l’immédiateté du contact sensible, comme le terrain d’intersection entre le sujet et l’objet, et plus encore, l’espace où sujet et objet se confondent. Enfin, cet axe se veut comme une approximation matérialiste, au sens le plus large, des phénomènes sonores: de l’écriture musicale la plus minutieuse où l’immanence de l’objet peut très bien se concentrer dans un accord baroque de sixte napolitaine, en passant par la dimension anthropologique des pratiques musicales non nécessairement écrites, et jusqu’aux oeuvres-enregistrements de la forme pop ou, encore, les soundscapes de l’écologie sonore où la captation même transcrit le réel de son objet. À plus grande échelle, penser en “matériaux sensibles” prétend faire dialoguer la dialectique plutôt traditionnelle opposant sujet et objet avec l’hybridité; l’ambiguïté installée entre les processus subjectifs en contact avec l’objet sonore. S’élargit ainsi le corps qu’est l’œuvre musicale vers son entourage, et, inversement, le corps humain reconnaît son reflet logé dans le son.